mardi 17 mars 2009

LE CINEMA QUEER DES ANNEES 90 !


Années 90 : le cinéma de la marge trouve son inspiration du côté des minorités sexuelles. Les films gays et lesbiens explosent, inventifs et revendicatifs. Histoire d’un genre, à l’occasion de la sortie en DVD des premiers films de Gregg Araki.
Créé le 14 mars 2009- par Service CinémaAjouter un commentaire Agrandir la taille du texte Réduire la taille du texte Imprimer Envoyer à un ami
Les années 80 furent celles de la structuration d’un cinéma américain alternatif à celui des majors : réseaux de salles spécialisées, naissance d’un festival de films indies (Sundance) et bien sûr apparition d’une génération de cinéastes et d’un ensemble de films représentant cet idéal d’un cinéma produit dans les marges (de l’industrie) et parlant des marges (de la société).
Jarmusch à ses débuts a pu incarner ce premier âge d’or d’un cinéma américain indépendant. Mais au tournant des années 90, une autre conception de la marge est identifiée et trouve son porte-voix : celle des minorités sexuelles. Sont alors réalisés Poison de Todd Haynes (1991), My Own Private Idaho de Gus Van Sant (1991), Edward II de Derek Jarman (1991), Young Soul Rebels d’Isaac Julien (1991), No Skin off My Ass de Bruce LaBruce (1991), The Living End (1992), Totally F***ed up (1993) de Gregg Araki, Swoon de Tom Kalin (1992)... A quoi il allait falloir ajouter plus tard les films lesbiens de Rose Troche ou ceux de John Greyson comme Zero Patience (1993) ou le magnifique Lilies (1996).
Cette très impressionnante efflorescence de films faits par des réalisateurs ouvertement gays, et dont les oeuvres parlaient à voix haute et fière, ne pouvait qu’attirer l’attention de la critique éclairée. En 1992, B. Ruby Rich, critique de cinéma et par ailleurs militante féministe et lesbienne, proposait dans Sight & Sound (les Cahiers du cinéma anglais) de regrouper tout ce beau monde sous le doux nom de “New Queer Cinema”. C’est précisément cette étiquette qu’exhume BQHL, l’éditeur DVD qui sort ce mois-ci les deux premiers films de Gregg Araki (The Living End et Totally F***ed up) et Swoon de Tom Kalin.
Il n’est pas exactement aisé de dire de quoi le New Queer Cinema est la version rénovée. Soit d’un cinéma plus classiquement commercial, narratif et homo réalisé dans les années 80, disons My Beautiful Laundrette (Stephen Frears, 1985), Parting Glances (Bill Sherwood, 1986), ou Maurice (James Ivory, 1987) – films qui marquaient à leur façon un net progrès dans la visibilité gay. Soit d’un cinéma plus ancien, mais déjà totalement queer, c’est-à-dire totalement acquis, même sans le savoir, à l’idée que les identités sexuelles sont des constructions sociales autant que fantasmatiques et qu’il fallait que les formes narratives soient à la hauteur expérimentale de ces jeux de rôles (“performances” en anglais) sexuels.
Dans le monde anglo-saxon, en effet, la pénétration des homosexuels dans la fiction cinématographique s’est faite selon un double mouvement. Par le centre, d’une part, et la lente introduction de personnages de plus en plus clairement homosexuels dans les scénarios classiques : d’abord anormaux, et donc voués au malheur et à la mort, quand ils n’étaient pas porteurs d’effroyables menaces (la gouvernante butch du Rebecca d’Hitchcock, en 1940 ; le tueur effeminé du Laura de Preminger, en 1944…), ces personnages gays ou lesbiens ont peu à peu acquis le droit à la pitié puis au bonheur ou au moins à la reconnaissance de leurs affects. Par la marge de l’industrie, d’autre part, quand, dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, des cinéastes underground ont décidé que le code Hays (code de moralisation du cinéma hollywoodien qui interdisait alors la représentation et même l’évocation de l’homosexualité) ne s’appliquait pas à eux. Fireworks de Kenneth Anger, en 1947 – une histoire de marins, de pissotières et d’éjaculations –, peut passer pour la naissance du Queer (et en l’occurrence du cuir) Cinema. Gregory Markopoulos ou Andy Warhol, entre autres, marchèrent ensuite sur les traces d’Anger.
De ce point de vue, le New Queer Cinema est à l’intersection de la marge et du centre. La plupart des cinéastes New Queer ne rejettent pas l’idée que le cinéma est aussi une réalité économique et qu’il faut s’intégrer a minima dans le système. Ils trouvent refuge, assez logiquement, dans les structures alors florissantes du cinéma indépendant US. Ont été réellement déterminants dans le développement du New Queer des festivals comme le tout jeune Sundance, qui attribue son grand Prix du jury en 1991 à Poison, l’adaptation de Jean Genet par Todd Haynes, en même temps que le développement d’un circuit de festivals gays et lesbiens, ou des productrices acharnées comme Christine Vachon. A elle seule, mais parfois aidée de Tom Kalin, Vachon a produit tout Todd Haynes ; mais aussi Hedwig and the Angry Inch (2001) du réalisateur John Cameron Mitchell (Shortbus, 2006), Boys Don’t Cry (1999), des films de Rose Troche, I Shot Andy Warhol (1996) et on en passe.
Mais d’autre part, les cinéastes du New Queer sont aussi des sortes de marginaux qui veulent hurler contre la société hétéronormative. Dans The Living End (1992), comme dans Totally F***ed up (1993), les personnages de Gregg Araki sont d’accord pour écrire sur les murs ou les T-shirts “I blame society”. De quoi blâment-ils la société ? De beaucoup de choses et, entre autres, de l’épidémie de sida. Car le sida eut sa part, et non négligeable, dans la cristallisation du New Queer Cinema.
Poison (1991) et Safe (1995, avec Julianne Moore) de Todd Haynes forment comme un diptyque antagoniste : la contamination généralisée dans un cas, la stérilisation du monde dans l’autre. Zero Patience de John Greyson (1993) est une comédie musicale sur la vie du pauvre steward québécois qui fut vaguement accusé d’avoir disséminé le virus de par le monde. Les adolescents furieux de Totally F***ed up n’y vont d’ailleurs pas par quatre chemins : ils dénoncent le sida comme “un génocide sponsorisé par le gouvernement” qui traîne à prendre des mesures car l’épidémie concerne surtout drogués et pédés. De même qu’ils outent allégrement (et peut-être un peu vite) Tom Cruise, traité de Rock Hudson des 90’s.
Narrativement, les films d’Araki sont aussi marqués par le sida. Pas seulement parce que les deux héros de The Living End sont séropositifs et donc en sursis et qu’ils s’autorisent à peu près tout et carrément n’importe quoi, l’amour fou par exemple ; ou que les adolescents de Totally F***ed up flippent à la moindre grippe ; mais parce que ce sont des films qui se refusent à penser au futur. Les cartons noirs qui cassent sans cesse le récit ou les intertitres désespérés (“Le monde estil vraiment aussi triste qu’il en a l’air ?”) qui le scandent sont un signe formel du nihilisme qui fait alors le quotidien d’Araki.
Dans le genre désespéré, The Living End (un renversement ironique de dead end, “impasse” en français) a bizarrement beaucoup moins bien vieilli que Totally F***ed up. Surdécadré, sur-colorié, sur-excentrique, surtout, The Living End s’abandonne un peu trop souvent à la prouesse gratuite, là où Totally F***ed up, dans sa modestie revendiquée de home movie/homo movie, réussit à serrer de bien plus près, avec sa caméra qui traîne souvent près du sol, le désespoir avachi et terriblement émouvant de ses personnages, qui n’ont pas grand-chose à faire que d’attendre le prince charmant et de regarder la bouffe pourrir. Assez logiquement, c’est seulement vers le milieu de Totally F***ed up qu’un carton annonce : “Narrative starts here” (“L’histoire commence ici” – avant, ils glandaient vraiment trop). Et on sait déjà que ça ne va pas bien finir puisque le film s’ouvre par un article sur le suicide des jeunes homos.
En même temps qu’ils hurlent contre la domination hétéro, les cinéastes New Queer pensent aussi à la renverser. C’est le point central de la définition militante de B. Ruby Rich. Ni la position de la caméra, ni les formes du récit, ni le corps des acteurs/actrices ne sont sexuellement et idéologiquement neutres. Il ne faut pas les reprendre tels quels du cinéma hétéronormatif pour raconter des histoires homos avec. Ce serait de l’imitation vaine, pas de la libération. Il faut inventer un discours filmique autonome, intrinsèquement gay, d’où le fait que beaucoup des films New Queer refusent la transparence narrative et lorgnent vers les expérimentations formelles, les transgressions des normes esthétiques.
Cette remise en cause de la norme, cette déstabilisation des catégories, la philosophe Judith Butler (une des têtes pensantes du mouvement queer) la voit par exemple à l’oeuvre dans le corps de la transgenre de Boys Don’t Cry (Kimberly Peirce, 1999) : “Dirons-nous que Teena Brandon/Brandon Teena avait des relations sexuelles straight avec sa petite amie ? Ou s’agissait-il de rapports lesbiens ? Mon sentiment est que leur sexualité met cette distinction en crise (…). D’une certaine façon, l’anatomie de Brandon est mise hors jeu (du moins certaines de ses parties), mais pourtant un corps est mis en jeu. Nous avons la poitrine bandée, le vagin qui n’est pas accessible, le godemiché qui entre et qui est, pourrionsnous dire, une sorte d’extension fantasmatique du corps – tout cela semble former une sexualité très masculine, très straight ; mais sont aussi en jeu les lèvres, les bras, les cuisses et de nombreuses autres parties du corps. Il serait bien difficile pour nous de répondre à la question de savoir s’il s’agit de sexe gay ou straight.” (extrait de Humain, inhumain – Le Travail critique des normes de Judith Butler, Amsterdam, 2005)
C’est cette même déstabilisation qu’opère savamment Swoon de Tom Kalin. L’histoire s’inspire de l’affaire Loeb-Leopold : dans les années 20, deux jeunes amants gays assassinèrent, pour le plaisir, un autre garçon. Le même meurtre gratuit avait déjà inspiré La Corde d’Hitchcock (1948). La thèse de Kalin est que l’assassinat ne fut justement pas gratuit, mais qu’il était lié à la difficile négociation des rapports de pouvoir au sein du couple. Puisque deux hommes ne disposent pas de la traditionnelle division sexuelle des rôles pour répartir institutionnellement le pouvoir en leur sein, ils doivent se débrouiller par leurs propres moyens.

La chose intéressante, dans Swoon, est que Nathan Leopold Jr., de loin le plus maniéré des deux, est aussi “the agressor” au sein du couple, pour reprendre les termes des policiers qui les interrogent, c’est-à-dire l’actif. Richard Loeb, bon gars, hétéro d’apparence, supporte de n’être “l’agressé” que s’il prouve en même temps par ses actes (vol, incendie et donc meurtre) qu’il est quand même un vrai dur. Swoon est au fond à l’exacte image de Nathan Leopold Jr. : le film cache sous un raffinement d’esthète trompeur et un brin folle – noir et blanc, choeurs de travelos élégantissimes, désordre temporel, oiseaux qui s’envolent poétiquement – une conscience aiguë et ravageuse de la violence qu’il faut parfois faire aux autres pour se libérer soi.
Stéphane Bouquet des Inrocks
DVD Collection New Queer Cinéma : The Living End et Totally F***ed up de Gregg Araki, et Swoon de Tom Kalin (BQHL Editions)

Source : Les inrockuptibles

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