lundi 9 novembre 2009

La mort à vif, d'Hervé Guibert, par Jean-Marc Lalanne !


Mort en 1991 du sida, qu’il a raconté comme personne, Hervé Guibert sonda la vie dans toutes ses extrémités. Deux jalons encadrent son oeuvre transgressive : La Mort propagande, son premier texte aujourd’hui réédité, et La Pudeur ou l’Impudeur, qui sort en DVD.
C’est sous la forme d’une boucle qu’Hervé Guibert revient cet automne dans l’actualité, près de dix-huit ans après sa mort due au sida en décembre 1991. Ressurgissent en effet en même temps les deux extrémités de son oeuvre : La Mort propagande, son premier texte, publié pour la première fois en 1977 alors que le jeune homme n’a que 22 ans, et La Pudeur ou l’Impudeur, son unique film de réalisateur, tourné seul avec une caméra vidéo prêtée par TF1, durant sa dernière année d’existence et enfin édité en DVD.
L’effet de télescopage est sidérant. Quatorze ans séparent ce premier texte, marqué par Georges Bataille, du journal vidéo de sa maladie. Durant ces années, Guibert s’est beaucoup diversifié, a été photographe, journaliste pour la presse féminine, critique de photo et de cinéma, scénariste de Patrice Chéreau. Il a beaucoup publié, une vingtaine de livres. Mais si la trajectoire est vagabonde, des lignes de force terribles la flêchent, au point que des passages entiers de La Mort propagande pourraient tenir lieu de note d’intention, lyrique, exaltée de La Pudeur ou l’Impudeur.
De l’un à l’autre, pourtant, il s’est produit ce que le jeune écrivain de 22 ans ne pouvait pas du tout anticiper : l’apparition d’une épidémie planétaire, sa propre contamination. La maladie devient le centre de son oeuvre, multiplie par vingt le nombre de ses lecteurs, le propulse, chancelant et décharné, sur les plateaux de télévision. Vient l’agonie qui donne lieu à un film. Pourtant, tout est là, dans le premier récit : “La mort, on la bâillonne, on la censure, on tente de la noyer dans le désinfectant, de l’étouffer dans la glace. Moi je veux lui laisser sa voix puissante et qu’elle chante, diva à travers mon corps.” Le sida est arrivé, a infléchi l’oeuvre, a replié les échafaudages délirants et morbides de La Mort propagande ou Les Chiens (1982), vers le récit autobiographique. L’écriture s’est faite moins cassante, moins froide, plus romanesque, mais le projet – écrire le travail de la mort sur son corps – a préexisté à tout.
En 1977, Hervé Guibert est un jeune journaliste. Né à Saint-Cloud, il a néanmoins grandi en province, à La Rochelle. Revenu s’installer dans la capitale, il a forcé avec audace les portes du journal 20 ans et séduit la puissante rédactrice en chef Agathe Godard. Il a débuté en animant, avec beaucoup d’humour et un peu d’insolence, la rubrique du courrier des lectrices. Très vite, le journalisme devient pour lui l’outil d’une rapide ascension sociale, l’instrument par lequel ce séducteur magnétique aux boucles blondes se constitue un solide réseau amical et professionnel. Pour 20 ans, il fait le portrait d’Isabelle Adjani, qui devient l’une de ses plus proches amies et pour qui il écrira un scénario ; il interviewe Zouc, avec qui il publie aussitôt un livre d’entretiens (Zouc par Zouc, 1978) ; il fait un reportage sur le tournage de La Chair de l’orchidée, le premier film de Chéreau, et réussit à le convaincre d’écrire avec lui son prochain film ; c’est aussi à l’occasion d’un article pour 20 ans qu’il rencontre Régine Deforges, dont il apprécie l’inspiration libertine. C’est elle qui publie La Mort propagande.
Aucune mention sur la couverture ne vient définir cette première oeuvre. Pas un roman, donc. Mais pas non plus une autobiographie. Pourtant, des souvenirs d’enfance affleurent : l’odeur d’urine des W.-C. de l’école primaire, la toilette matinale, la sciure au sol chez ce boucher viril dont Hervé enfant supposait qu’il faisait “mouiller” sa mère (“Le jus risquait de s’écouler le long des bas, traversait les jupons de tulle empesés, les salissant, les mouillant (…), elle serrait les jambes, voulait pas que je le voie, la sciure à ses pieds pour l’absorber”). Moins le récit d’une vie que la juxtaposition discontinue de sensations très physiques du passé, auxquelles répondent les descriptions d’extases sexuelles, de dragues aux Tuileries ou le détail de patientes auscultations de son propre corps, dont le doigt fouille tous les orifices.
Moins qu’une autobiographie (trop lacunaire, pas assez narratif), plus qu’un autoportrait, La Mort propagande est plutôt une autopsie, une auto-autopsie, opérée de son vivant. Il examine chaque rouage de sa vie corporelle avec curiosité et étonnement, et le détachement clinique alterne avec une exaltation de la puissance organique. L’outrance rejoint parfois l’humour, comme lorsque l’auteur s’hystérise en cadavre : “Dans la nuit du 6 au 7 mars 19…, H. G. fut retrouvé mort, baignant dans son sang au milieu de sa chambre en désordre. La mort le rendait silencieux.” Dans le premier chapitre, une phrase frappe particulièrement le lecteur d’aujourd’hui : “Qui voudra bien produire mon suicide, ce bestseller ?” Le jeune auteur ne connaissait pas encore la réponse. Elle viendra treize ans plus tard : TF1, en la personne de la productrice Pascale Breugnot.
En mars 1990, Guibert publie A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Le livre fait le récit de la découverte de sa séropositivité, à laquelle s’entrelace celui de la disparition de Michel Foucault, son voisin et ami (rebaptisé Muzil), mais aussi celui de son amitié tumultueuse avec une star de cinéma appelée Marine. Entendre Isabelle Adjani, alors victime d’une rumeur selon laquelle elle agoniserait du sida, ce qui la conduira à témoigner lors d’un journal télévisé qu’elle n’est pas malade.
usque-là, les livres de Guibert se vendaient à 5000 exemplaires. A la suite de son passage à Apostrophes, A l’ami… devient un bestseller. Pascale Breugnot, touchée par le texte, contacte l’écrivain et lui confie une caméra vidéo pour qu’il filme son combat contre la maladie. Il accepte, se filme quotidiennement de mai 1990 à mars 1991. Le film, intitulé La Pudeur ou l’Impudeur, ne sera diffusé qu’un mois après sa disparition, début 1992.
Le cinéma était la première vocation d’Hervé Guibert. A 18 ans, il a tenté le concours de l’Idhec, l’école de cinéma, et a échoué au dernier oral. Devenu un collaborateur régulier du Monde, spécialisé dans la photographie, il participe régulièrement aux pages cinéma, couvre les festivals (Venise, Cannes, Berlin), fait des reportages sur des tournages lointains (au Mexique pour Au-dessous du volcan de John Huston en 1983, au Japon pour Ran de Kurosawa en 1984). Il coécrit L’Homme blessé de Patrice Chéreau (César 1984 du meilleur scénario). Il voudrait réaliser un film avec Isabelle Adjani, mais celle-ci abandonne le projet, ce qui le frustre profondément.
C’est donc sa maladie, et son écho public, qui lui permet d’exaucer ce vieux rêve. La Pudeur ou l’Impudeur s’attache à montrer une série de rituels, cadrés en longs plans fixes : la gymnastique matinale maladroite, où Guibert essaie de reproduire des mouvements simples (qu’il commente en voix off d’un bouleversant “Chaque jour, je perds un geste”) ; les rendez-vous chez son médecin ; les séances de kiné filmées comme une pietà ; les visites chez ses deux tantes, Suzanne et Louise, qui peuplaient déjà ses livres. Suzanne, 95 ans, est impotente. Il l’interroge non sans rudesse sur son désir de continuer à vivre. Lui-même songe au suicide et on sent bien que, devant cette vieille femme qu’il adore, il s’ébahit de son désir inentamé de poursuivre une lutte dont il n’y a pourtant plus grand-chose à attendre. “Qu’est-ce qu’on peut te souhaiter, Suzanne, pour tes 95 ans ?” Mangeant à la becquée la bouillie que sa garde-malade lui tend, elle répond dans un spasme : “Je voudrais vivre encore un peu.”
Le film est magnifique, insoupçonnable de complaisance, jamais plaintif. A l’époque, certains ont accusé TF1 de voyeurisme, mais l’auteur était seul, et avait toute latitude pour choisir ce qu’il montrait. La stylisation extrême de l’écriture (chaque plan dit à quel point toute sa vie Guibert avait réfléchi au cinéma) invalide ce grief. Son oeuvre a contribué à remettre le sujet au centre des préoccupations littéraires. L’expression personnelle, la recomposition de sa biographie – genre que vingt ans de Nouveau Roman et de recherches formelles sur le langage avaient stigmatisé – revenaient sous la forme de l’autofiction. Si Guibert n’a jamais explicitement revendiqué l’autofiction, d’autres après lui (Angot, Carrère, Dustan…) s’en sont emparés.
Au cinéma, son oeuvre, pourtant réduite à un film, a ouvert une brèche. La Pudeur… anticipe la révolution des caméras numériques qui, à partir des années 1990, va créer une vogue du journal filmé et du cinéma à la première personne, d’Alain Cavalier à Jonathan Caouette. Deux déplacements de la parole qui se répondent, deux avancées connexes.

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