jeudi 12 novembre 2009

Herbert Hencke, enfin, à visage découvert !


C’est avec une certaine réserve mêlée de curiosité que j’ai ouvert Coupable de tout et autres textes de Herbert Huncke ; de la curiosité parce que Huncke n’était pas un écrivain de profession, mais un vrai paumé, se démarquant en cela des trois écrivains mentionnés qui, issus de familles bourgeoises, y trouvaient systématiquement refuge lorsque les choses tournaient mal…
Herbert Huncke est avant tout une figure de la Beat Generation. Décédé en 1996 à l’âge de 81 ans ( !), Huncke était un polytoxicomane, un dealer, un prostitué, un cambrioleur, un voleur qui eut un rôle essentiel dans les vies de Ginsberg, Kerouac et Burroughs au point d’apparaître sous le nom de Hassel Elmer dans Sur la route ou sous celui de Junkey dans Avant la route ou encore de Huck dans Anges de la désolation de Kerouac, sous le nom de Herman dans Junky de Burroughs qu’il initia à l’héroïne. Si Huncke éprouve une vraie tendresse pour Ginsberg dont il fut l’amant, il est assez lucide sur les autres. Voici ce qu’il dit de Burroughs :
« Je crois que Bill me trouvait intéressant, et qu’il me considérait comme une espèce de modèle qu’il pouvait exhiber devant ses connaissances plus “rangées” – un spécimen de gars du milieu – et quelqu’un sur qui il pouvait compter pour être amusant et pittoresque. Mon don pour raconter des histoires m’a toujours été d’un grand secours et, déjà à l’époque, j’avais vécu des expériences variées qui sortaient considérablement de l’ordinaire pour des gens comme les amis de Bill. »
Les deux hommes deviendront cependant amis ; Huncke ayant appris à l’apprécier après un séjour de plusieurs moi chez l’auteur du Festin nu, au Texas. Il reconnaîtra même que Burroughs est sans aucun doute la personne la plus intelligente qu’il ait rencontrée. Cela a mis du temps, Herb étant même persuadé, la première fois qu’il l’a rencontré, qu’il s’agissait d’un agent du FBI. Jamais, néanmoins, il ne vit en lui l’un de ses égaux en déchéance. Huncke semble surtout avoir apprécié sa femme, Joan, que Burroughs tua accidentellement d’un coup de carabine dans la tête en jouant à Guillaume Tell. Quoi qu’il en soit, il apprit à respecter Burroughs et cela bien plus que Kerouac :
« Jack était le type même du jeune Américain propre sur lui. Pour moi, il avait l’air d’une pub pour les chemises Arrow : leurs campagnes représentaient toujours des jeunes hommes d’affaires américains modernes, avec une coupe de cheveux impeccables et l’œil pétillant. Le portrait craché de Jack. »
Herb Huncke fut l’ami de toutes les grandes figures de la Beat Generation : de Neal Cassady, de John Clellon Holmes, de Gregory Corso, de Janine Pommy Vega, d’Irving Rosenthal, d’Alexander Trocchi, de Bill Heine, de Ted Berrigan ou encore de Marty Matz.
Ce livre, un reader, est constitué de différents textes : de son journal, de nouvelles, de lettres, de poèmes, de critiques ; tous ces textes sont autobiographiques et retracent l’itinéraire de Huncke, de sa première fugue au cours de laquelle, à l’âge de douze ans, il découvrit l’homosexualité jusqu’à sa mort ; un parcours qui fit de lui une légende, la figure incontournable de la 42e rue où il s’installa à l’âge de vingt-quatre ans après dix d’errance sur les routes des Etats-Unis.
Cette vie est essentiellement consacrée à la drogue, ou plutôt aux drogues : herbe, héroïne, morphine, barbituriques, amphétamines, cocaïne, Benzédrine, speed, Cosanyl, Tuanol, LSD, etc. Il s’agissait pour lui, comme pour les autres, d’accéder « à des niveaux de conscience absolument neufs » :
« Parfois, après m’être administré une injection d’héroïne, je suis capable de rester assis pendant des heures, complètement absorbé par des visions de lieux et de gens, des souvenirs de retournements inattendus qui font qu’une personne, un lieu ou une expérience se distinguent un peu du train-train quotidien. »
Il ne faut cependant pas croire que Huncke trace un portrait idyllique de la toxicomanie. Il raconte, sans embellir ni noircir, en détruisant les mythes. Les drogues ne permettent pas d’accéder à un univers riant et coloré. Il y a des descriptions très dures, précises, froidement scientifiques de la manière de pratiquer des intraveineuses qui ne peuvent que détourner les âmes sensibles. Quant à la vie des camés, elle n’a rien d’enviable. C’est une vie au jour le jour, rythmée par les fixes et les périodes de désintoxications, volontaires ou non, parfois brutales, qui sont de véritables cauchemars :
« J’étais fauché – affamé la plupart du temps – avec des vêtements peu à même de lutter avec la rage des éléments – je me tenais éveillé grâce à des inhalateurs de Benzédrine – fumais de l’herbe à l’occasion – me débrouillais tant bien que mal pour subvenir à mes besoins quotidiens de came – parvenant juste à m’intoxiquer assez pour ne pas m’effondrer complètement – je volais – j’étais prêt à tout pour un dollar – je cherchais tout le temps un coup juteux – avec un butin suffisant pour me donner une chance de me dégotter un lit à moi – un endroit pour vivre ou au moins mourir au chaud – histoire d’éviter qu’on me retrouve recroquevillé – un cadavre sur un pas de porte. Je voulais mourir, et j’avais l’impression d’être en train de mourir – je pouvais observer la mort qui se nourrissait de moi – la voir dans la pâleur de ma peau – les taches d’irritation suintantes sur mon menton et mon visage – les petits flocons rouges dans le blanc de mes yeux – dans la façon dont on voyait mon crâne à travers ma peau au niveau des tempes – je pouvais la renifler sur mes pieds en sang, recouverts de crasse – sur mon entrejambe – mes vêtements. »
Dans ce milieu interlope, tous les coups sont permis pour avoir de quoi se payer sa dose. On vole certes des inconnus, mais aussi ses propres amis. Et cela ne pose pas de problèmes, nulle rancune puisque les amis en question auraient fait de même. Si la rapine est monnaie courante, elle n’empêche pas la générosité qui est tout aussi radicale. Quand les poches sont pleines d’argent volé, on festoie avec ceux qu’on a auparavant arnaqués. Après tout, ce sont des amis !
Même aux pires moments de sa déchéance, Huncke n’en veut à personne ; il ne se plaint jamais. Il n’a qu’une seule aspiration : qu’on lui foute la paix, qu’on le laisse se piquer et raconter des histoires. Voici ce qu’il écrit de manière très poignante après une énième arrestation :
« Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? En réalité, qui ça regarde, à part moi, si je prends de la drogue ou du poison ? Est-ce que ça va se passer comme ça à chaque fois que je fais un pas dehors ? Est-ce qu’un salopard de flic, anxieux de faire une arrestation pour faire son quota, va montrer à son patron quel bon boulot il fait en me pinçant, est-ce qu’à partir de là ça va être la prison, la prison et la prison comme seul horizon ? La prison, au début, c’était une expérience, puis peu à peu, au fil des années, c’est devenu pour moi une sorte de mode de vie, qui m’a mangé de longues plages de temps. Je prenais la chose avec philosophie. Je me suis adapté, je l’ai acceptée comme une partie de mon quotidien. Je n’aimais pas la prison, mais elle était inséparable de ma façon de vivre, et même si je peux encore y retourner sans aucune difficulté, je suis maintenant prêt à l’éviter. Je ne vole plus et je n’ai l’intention de faire du mal à personne, alors maintenant, qu’on me laisse en paix à m’envoyer ma came dans les veines et à vivre heureux avec les gens que j’ai appris à aimer et en qui j’ai appris à avoir foi. En plus, je veux continuer à écrire, et l’un des endroits où j’en suis incapable, c’est la prison. »
Et la prison, Huncke la connaitra bien. Il séjournera dans toutes les prisons de l’Etat de New York : Sing Sing, Greenhaven State, Dannemora ou Hart’s Island, ce qui lui permettra de décrire la vie carcérale et sa violence, la première d’entre elle consistant à subir la Dinde froide, c’est-à-dire la désintoxication violente. Huncke survivra à la violence de la prison et de la rue. Il continuera à mener cette vie marginale jusqu’au bout, comme en témoigne sa virulente profession de foi à la fin de sa vie :
« Il est vrai que je n’aimais pas être un voleur – mais je n’aimais pas davantage la perspective de devenir un esclave respectable – un salarié – une bête de somme de huit heures du matin à cinq heures du soir – et quelque part je ne jugeais pas ma condition plus répréhensible – en dernière analyse – que celle du politicien corrompu – de l’avocat – du médecin – du patron – ou de l’employé cupide. Le contremaître qui dit : “Faites ça comme ceci – ou vous perdez votre boulot. Qu’est-ce que ça peut me faire si vos enfants sont privés des produits de première nécessité – si vous ne pouvez pas payer vos factures – le loyer – acheter de quoi manger ? Il faut que le boulot soit fait.” Ou le flic qui accepte un pot-de-vin aujourd’hui et procède demain à une arrestation. Ou l’homme d’église porté sur les petits garçons – ou les petites filles – qui bénit d’une main, et tend l’autre pour demander de l’argent. »
Ce qui caractérise Herbert Huncke et qui en fait un personnage si attachant est son authenticité et son… atopia. Huncke ne se sent pas à sa place dans ce monde auquel il n’adresse qu’un seul reproche, celui d’être sans pitié, froid et cruel pour ceux qui sont incapables de s’y insérer. La drogue n’a jamais été autre chose pour lui qu’un moyen de se sentir bien, de se sentir en osmose avec un monde dans lequel il lui était impossible de vivre.
Alors Huncke se drogue exagérément et nous raconte des histoires. Je n’en ai pas encore parlé, mais le talent de conteur de Huncke est immense. Il est parfois émouvant (notamment dans le magnifique poème d’amour intitulé Peter), souvent extrêmement drôle (comme quand il raconte son engagement sur un cargo en partance pour Honolulu afin de se désintoxiquer et dont il reviendra plus camé encore) et sait tracer des portraits d’une grande justesse des personnages hauts en couleur qu’il a rencontré dans sa vie, des célèbres ou des anonymes comme Elsie John, un géant de plus de deux mètres qui se prétendait hermaphrodite, toujours accompagné de ses pékinois, toujours fardé, comme Spencer un homme riche qui accueillait dans son appartement tous les paumés du coin, comme toutes ces femmes et tous ces hommes – tous toxicomanes –, avec lesquels il a vécu ou fait affaire. Des histoires tragiques aussi, comme celle d’Alvarez.
Qui fut Herbert Huncke ? Un homme sensible, trop sans doute, un témoin de son temps qui sera fidèle à lui-même jusqu’au bout, au point d’écrire un peu plus d’un an avant sa mort :
« J’ai bien connu l’aiguille et me suis émerveillé de son délicat effleurement – à la fois timide et déterminé – une ou deux fois cruel – mais toujours charmant au fond. »
bartleby

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