mercredi 23 septembre 2009

Les Inrocks s'enflamment pour la ressortie de My Own Private Idaho !


My Own Private Idaho ressort en salle et ressuscite le premier âge du cinéma de Gus Van Sant : baroque, mélodramatique, halluciné, mais déjà hautement conceptuel.
C’est l’automne 1991. Les années 80 paraissent déjà un peu loin. Et pourtant la décennie à peine éclose recherche toujours ses grandes oeuvres balises, celles dont on se dit au moment même où on les découvre : ça y est, cet agencement inédit des sons et des regards, cette nouvelle façon qu’ont les choses de se présenter à nous, cet impalpable sentiment que le présent prend un nouveau visage, c’est peut-être ça, les années 90.
A peu près en même temps, à quelques semaines d’intervalle, sortent Nevermind de Nirvana et My Own Private Idaho de Gus Van Sant. Désormais, c’est certain : la grande bascule d’une décennie à l’autre se joue quelque part dans la pointe nord-ouest des Etats-Unis, entre Seattle et Portland, autour de quelques jeunes gens en guenilles, solidaires des exclus, amis des parias, en rupture avec l’âge adulte, et prêts à submerger le monde de quelque chose qui sent comme du teen spirit.
En 1991, Gus Van Sant a 39 ans. Il a déjà réalisé deux longs métrages. Le premier, Mala Noche (inédit en France et enfin distribué en octobre prochain), réalisé en 1985 avec trois fois rien, s’intéresse aux pérégrinations de deux Latinos clandestins à Portland. Le film obtient un certain retentissement dans les festivals de cinéma indépendant. Les producteurs s’intéressent à ce jeune cinéaste. Mais son projet de second film décourage jusqu’aux financiers les plus francs-tireurs : la chronique très documentée de deux garçons prostitués. Plusieurs fois éconduit, GVS y renonce provisoirement et propose l’adaptation d’un roman post-beatnik, Drugstore Cowboy, avec l’ex-idole ado Matt Dillon.
Contre toute attente, cette histoire de junkies marche, et le succès du film permet à GVS de tenter plus sereinement le coup avec son histoire de tapins à Portland. Il envisage un film à tout petit budget, autour de 500000 dollars, interprété par de vrais prostitués, mais s’amuse aussi à imaginer un casting idéal, avec de jeunes stars : Keanu Reeves pour le rôle de Scott, un bourgeois en rupture de ban, et River Phoenix dans celui de Mike, orphelin démuni affecté d’un drôle de trouble, la narcolepsie, qui le fait sombrer dans le sommeil à la moindre émotion.
Van Sant se résoud à approcher les comédiens, contre l’avis de leurs agents. Keanu Reeves, auréolé du gros score au box-office de Point Break, mais désireux de garder un pied dans le cinéma d’auteur, accepte. Rassuré par l’accord de son aîné, Phoenix, idole teenage depuis Stand by Me et jeune Indiana Jones chez Spielberg, accepte aussi. Du coup, le financement s’accélère, le budget est quadruplé (mais reste modeste : le film coûte finalement 2,5 millions de dollars et en rapportera 15).
Une des forces du film réside dans le fait que ce qu’il est devenu – le film véhicule de deux jeunes comédiens à la mode – n’a pas effacé le précédent projet, plus documentaire, sur de vrais prostitués. Les jeunes hommes dont GVS s’est inspiré pour élaborer ses deux personnages principaux jouent aussi dans le film, entourent les deux comédiens et racontent leurs expériences de prostitués face caméra, dans des scènes de café aux confins du cinéma- vérité. Ces brusques irruptions de témoignages, en rupture avec l’extrême stylisation du film, trouvent leur juste place dans un système fait d’incessantes ruptures de ton et de fractures.
Car non seulement GVS choisit d’hybrider le film avec stars et le film où les acteurs se confondent avec leur personnage, mais il décide aussi de contracter en un seul récit plusieurs de ses projets inaboutis. L’un d’eux décrit le quotidien de deux prostitués mâles et l’autre est une adaptation contemporaine du Henry IV de Shakespeare, où un jeune héritier du trône abandonne ses privilèges de souverain pour s’acoquiner à une canaille grandiose, Falstaff, qu’il trahira pour reprendre sa couronne.
A la chronique de l’amitié amoureuse de deux tapins se greffe alors une double remontée vers leurs origines respectives. Mike (River Phoenix) ne sait pas ce qu’est devenue sa mère et part à sa recherche, de l’Idaho white trash à la banlieue de Rome – c’est la veine road-movie américain du film. Scott (Keanu Reeves) est le fils du maire de Portland et s’est choisi pour mentor un Falstaff moderne, Bob, clochard mûrissant qui l’entraîne dans la fange – c’est la piste Shakespeare. Loin d’essayer de naturaliser l’adaptation shakespearienne pour la fondre dans l’ensemble, Gus Van Sant en affiche la théâtralité. Le réalisme des dialogues se dissout subitement dans des répliques de facture shakespearienne, une langue archaïque scandée comme à la Royal Company (registre dans lequel Keanu Reeves se révèle excellent).
Lorsqu’est sorti My Own Private Idaho, on a d’abord aimé les fétiches de l’Amérique auquel le film donnait un éclat nouveau : des routes à perte de vue qui ne raccordent aucun espace, des vestiges essorés d’utopies beatnik, des mobile-homes comme des tombeaux, des garçons en moto dont la rage des vétérans d’Easy Rider s’est muée en mélancolie et dont le seul horizon, loin de tout idéal, n’est plus que la survie. Tout à coup, un nouvel auteur américain majeur faisait entendre sa voix.
A cette géographie sensible se mêle quelque chose de plus singulier : la douceur du regard de Gus Van Sant sur ce monde de fauves, sa foudroyante puissance d’empathie face au dénuement d’un enfant perdu, l’intelligence de son rapport aux acteurs et l’investissement affectif qu’il obtient d’eux (le cinéaste raconte que River Phoenix, sublime de bout en bout, est l’auteur de sa bouleversante déclaration d’amour autour du feu de camp). Toutes choses qui deviendront de façon évidente le prix précieux de ses grands films à venir et qui éclate ici dans une première apothéose.
A revoir le film aujourd’hui, on est également frappé par sa logique conceptuelle, par la façon dont il anticipe aussi le geste le plus radical du cinéaste : son remake plan par plan du Psychose d’Hitchcock, qui faisait soudainement dialoguer le cinéma hollywoodien des studios avec le dernier état des arts plastiques (Douglas Gordon, Pierre Huyghe). Mala Noche, par son goût des contre-plongées, d’un certain vocabulaire expressionniste, son jeu d’ombres et de déformations en courtes focales, manifestait le goût de GVS pour les recherches plastiques d’Orson Welles. En adaptant Henry IV par fragments éruptifs, comme de subits coups d’Etat dans le régime de représentation, GVS ne fait pas seulement revenir la langue de Shakespeare mais des séquences entières du Falstaff de Welles.
A ce remake travesti (mettant à nu, au passage, les contenus d’homosexualité refoulée dans la pièce et le film de Welles), il faut ajouter une scène d’introduction sur la route où le découpage et le décor rejouent la scène de l’avion dans les champs de La Mort aux trousses d’Hitchcock, une escapade romaine où des ragazzi draguant près du Colisée rendent un hommage furtif à Pasolini, des passes comme autant de petits théâtres fétichistes proches de Belle de jour de Buñuel.
Derrière chaque plan, il y a donc déjà une autre image, pas totalement recouverte. Les souvenirs de Mike en super-8, les couvertures de revues gay qui tout à coup s’animent, en rajoutent encore dans ce grand shaker à confondre toutes les natures d’images. Quelque chose dans cet assemblage reste volontairement mal recousu, dépareillé. Ce caractère épars colle évidemment à la représentation du monde du personnage principal, Mike le narcoleptique, qui s’endort dans un endroit et se réveille toujours dans un autre, sans jamais percevoir ce qui entre ces deux lieux, ces deux images, fait le lien. De la réalité, il ne perçoit que des flashs, des bouts dispersés, qui se confondent avec de subites attaques de souvenirs ou d’images mentales.
Avec son style bigarré et hétéroclite, le film trouve donc la bonne vitesse, le mode le plus approprié pour restituer le régime de perception d’un personnage, son rapport au monde, lacunaire et troué. Mais à l’inverse, avec la narcolepsie, GVS trouve aussi le bon motif pour incarner une idée de cinéma. Quelque chose comme une vision épileptique entre deux plongées comateuses, des images prélevées à la hâte et recomposées en kaléidoscope, un instant de veille vécu dans sa plus grande intensité parce qu’il ne dure pas.

My Own Private Idaho de Gus Van Sant, avec Keanu Reeves, River Phoenix.


les inrocks

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