jeudi 20 mai 2010

Didier Lestrade: Jenny


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mercredi 19 mai 2010
Jenny
J’ai vu Jenny Bel’Air l’autre jour au vernissage de Maga et elle m’a apporté le DVD qu’elle a sorti sur sa vie, ses performances, son histoire. Je me suis mis en retard pour le regarder parce que j’avais des trucs à faire, sorry. C’est étonnant que FB nous rapproche, car je n’ai jamais eu une relation, disons, intime avec Jenny. Je regarde toujours avec intérêt ce qu’elle dit, exactement comme je me sens heureux qu’Edwige ait accepté ma demande sur FB. On sait que ça ne veut pas dire grand chose une amitié FB, bien que, mais il y a des personnes comme ça qu’on ne connaît pas mais qu’on admire énormément. Je n’ai jamais eu de discussion directe avec Edwige et avec Jenny, c’était surtout des blagues et des manifestations d’amitié. Quand j’étais jeune, je les respectais, avec peur même, car leur fonction au Palace était tellement décisive pour ceux qui n’avaient pas de sous et on ne savait vraiment jamais si on allait pouvoir entrer. Pourtant, on n’a jamais eu de problème avec ce genre d’autorité non plus. Jenny, Edwige, Paquita Paquin étaient des filles que l’on vénérait, sans avoir l’occasion d’exprimer ce respect d’ailleurs, car on ne savait pas comment elles allaient réagir. C’était des filles mystérieuses, avec des humeurs, catastrophiquement jugementales quand elles s’y mettaient. Mais, comme dit Jenny dans le docu, « c’était un métier de mec » et c’était très important qu’elles le fassent, ce métier, car c’est ce qui rendait l’entrée du Palace plus moderne, plus proche de nous aussi, les pas célèbres, les pas riches. Face à elles, on était dans une position de supplication qui passait surtout dans le regard, tout en montrant qu’on avait du caractère quand même, c’est pourquoi (selon nous !) notre place était si nécessaire à l’intérieur.

Je ne faisais pas partie de la bande du Petit Robert et des autres cafés de la bande à Jenny, mais je l'ai suivie au fil des ans, et Jenny est devenue de plus en plus gentille. J’aime sa manière d’être entourée parfois de jeunes folles qui la voient comme une mère, qu’elle est pour nous, comme d’autres vieilles folles, des folles qui ont toujours un avis sur tout et qui ont des trucs à raconter, souvent en blaguant. Dans le film, par exemple, elle dit qu’elle ne trouve pas le sexe des femmes très beau et ça passe comme ça, personne n’a à critiquer parce qu’elle a le droit, l’expérience, enfin tout ce qu’elle a fait dans sa vie pour garantir que c’est sincère et pas méchant. Comme dit Patrick Vidal : « C’est un pilier ». Elle fait partie de ces personnes qui encadrent notre culture, des personnalités qui servent de boussole pour savoir où on est. Et puis Jenny a écrit un livre dans lequel on sent bien qu’il y a une personne très calme derrière tout ça, très domestique, un peu solitaire (comme son frère) qui a réussi à survivre, qui fait partie des pierres précieuses de notre époque, celles qui n’ont jamais explosé parce qu’elles sont trop authentiques, parce qu’elles n’ont pas eu de « plan de carrière ».
Ces folles imposent notre respect parce que nous sommes plus jeunes qu’elles (de pas beaucoup mais bon) et qu’elles nous ont servi d’exemple, c’est connu. Mais je les regarde parfois avec un autre œil, ça peut durer quelques secondes, et je les vois à côté de halos de personnes qui étaient proches d'elles.

Un ami me disait l’autre jour qu’en lisant le journal de Keith Haring, il n’arrêtait pas de se demander ce que l’art serait devenu s’il n’était pas mort. Je sais, on peut dire ça de tout le monde, même au niveau personnel. Mon angle, c’est qu’il serait formidable d’écrire un script de film où des figures importantes du sida ou de la culture gay réapparaîtraient et commenceraient à hurler sur tous les toits en prenant conscience du monde d’aujourd’hui. Il est de bon ton de ne pas faire parler les morts, mais moi je n’ai pas de problème avec ça, je trouve ça poétique. Dans les gens du sida que j’aime bien, surtout ceux qui avaient un talent oratoire, je me demande ce que dirait Vito Russo. Quelle ferveur mettrait-il dans ses discours ? Randy Shiltz, que dirait-il sur l’épidémiologie qui nous entoure ? David Feinberg, quelles blagues ferait-il sur le cynisme gay et sur les pédales de Chelsea ? Keith Haring, quelle serait l’immensité de son travail, vingt ans après ?
Il y aurait une assemblée générale avec toutes ces folles, dans un délire Stonewall ou "Angels In America", qui se mettraient toutes à crier chacune à leur tour dans leur domaine d’excellence, et elles seraient retransmises à des centaines de milliers de personnes sur Internet. On aurait enfin le plaisir de les entendre s’exprimer avec éloquence et drôlerie et colère, après toutes ces années pendant lesquelles on s’est demandé ce qu’elles aurait dit. L’éloquence ! Les cris ! La stamina !

Dans le domaine gay, nous avons perdu une énorme quantité de pensée homosexuelle et d’engagement. Nous sommes toujours à moins 30% de ce que nous aurions été aujourd’hui si ces hommes avaient pu poursuivre leur impulsion dans le mouvement. Cette perte de guidance a été prise en main par une génération plus jeune et c’est bien. Dans le dernier numéro de Out, il y a, une fois de plus, un de ces listings des 50 personnes LGBT les plus influentes aux Etats-Unis et The Advocate fait la même chose pour les LGBT de moins de 40 ans. On se demande ce qu’on attend pour faire ça en France. On verrait que la relève a été assurée, mais le charisme manque toujours. De tels listings permettraient d’y voir plus clair, mettre un visage sur un nom, savoir qui fait quoi.
Dans le documentaire, Jenny se pose la question : « Pourquoi ils sont tous partis et pourquoi je ne l’ai pas ? ». Le mot sida est tellement pudique chez elle, la profondeur de la question est telle, ça ne dure que quelques secondes. Jenny vit seule aussi parce qu’on sait qu’elle passe une partie de son temps à se demander pourquoi elle est vivante, alors que les halos des personnes l’entourent. De toutes les célébrités de notre communauté, c’est celle qui est la plus proche des esprits. Elle parle doucement, en cousant ses tissus, seule, dans la pénombre du film, et on sait que lorsque la caméra s’en va, quand elle soupire, le souvenir de ces personnes disparues est là. Parce qu’elle y pense plus que nous, qu’elle se laisse aller à une rêverie, elle a plus de temps pour imaginer ce que ces personnes diraient si elles revenaient, ou ce qu’elles auraient fait s’ils étaient restés en vie. En fait, ce sont eux qui lui disent.

C’est alors qu’on voit Jenny avec un DVD à la main et on est content qu’un DVD raconte son histoire parce qu’il y a plein de trucs qu’on ne savait pas sur elle et surtout, si ce DVD n’était pas sorti, nous aurions pris ça pour une autre malédiction. Et puis, vraiment, on voit dans ce DVD les personnes qui sont les halos dont je parlais plus haut. Elles sont dans l'ombre, il suffit d'un programme super nouveau comme dans "Blade Runner" pour scanner le noir, pénétrer dans l'image, aller plus profond dans la fibre des tissus ou de la texture de l'air. Mais ils sont là.
Publié par Didier Lestrade à l'adresse 08:57

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