vendredi 3 octobre 2008
BEAUTIFUL PEOPLE SPLENDEUR ET MISERE DE LA MODE : A LIRE PENDANT LA FASHION WEEK !
Dans «Beautiful People», la journaliste britannique Alicia Drake raconte la rivalité entre Yves Saint Laurent et Karl Lagerfeld, lequel a porté plainte et demandé l'interdiction du livre en France. Enquête
Plus noir qu'une Série noire, «Beautiful People», le livre-choc de la journaliste britannique Alicia Drake, est un des événements de cette rentrée. Sous-titré «Saint Laurent, Lagerfeld: splendeurs et misères de la mode», il plonge dans un milieu bien plus féroce, stratégique et vaniteux que le monde des lettres: la fashion. L'aventure de cet ouvrage, sorti en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis en septembre 2006, est marquée par un procès, des menaces, un parfum d'autocensure et le courroux de la super star du luxe, Karl Lagerfeld lui-même.
Alicia Drake a collaboré au "Vogue" britannique, au magazine américain "W" et à l'"International Herald Tribune". Elle a quitté le journalisme, se consacre à l'écriture et vit à Paris depuis treize ans.
A quelques jours de la publication en France, Alicia Drake avoue avoir souffert de ce climat. Elle espère qu'il n'y aura pas d'esclandre ni d'action en justice car, dit-elle, «ce n'est pas un livre-scandale. En 2001, j'ai commencé mes recherches sur la mode dans le Paris des années 1970 car j'étais fascinée par cette période. J'ai compris que je ne pouvais que tourner autour de deux pôles, Saint Laurent et Lagerfeld, dont l'approche créative et les tempéraments opposés ont marqué l'époque. J'ai enquêté à New York, en Allemagne, en Italie...» Il y a quarante pages de notes et de références. Chez Denoël, les éditeurs Olivier Rubinstein et Abel Gerschenfeld (qui répond ici aux questions de BibliObs) affirment ne pas vouloir jouer la polémique. «Les avocats de M. Lagerfeld ont envoyé la liste des points qu'ils désapprouvent et ont demandé à lire la traduction, explique Gerschenfeld. Nous ne le faisons jamais. De fait, nous avons effectué peu de modifications. Certaines explications historiques ont été allégées et nous avons supprimé des détails qui, selon la loi, pouvaient passer pour des atteintes à la vie privée.» Alors que le livre arrive dans les rédactions (les épreuves ont été distribuées au compte-gouttes pour éviter les fuites), les avocats ne se sont pas manifestés.
«Qu'est-ce qu'on attend? Que j'attaque! Je m'en fous! C'est un livre-poubelle, signé par une médiocre, avec les témoignages d'un ramassis de ratés que j'ai le plus souvent virés. Certains, je ne les ai tout simplement jamais croisés. Quant à ce cousin Kurt, que mon père appelait «Service Kurt» et à qui Mme Drake accorde du crédit, il nous haïssait ma mère et moi», s'emporte Karl Largerfeld dans un entretien téléphonique. Très en verve, avec le débit stroboscopique qu'on lui connaît, il affuble Alicia Drake du surnom de «Drake-ula»: «Je ne l'ai pas reçue car j'ai pris mes renseignements chez ses employeurs et il est apparu, pour le dire gentiment, qu'elle n'était pas une journaliste prestigieuse.» Pourtant, il ne s'en est pas toujours «foutu».
Le lendemain de la sortie de ce livre couvert d'éloges par la presse, en 2006, il adresse en effet à Alicia Drake une lettre dans laquelle il pointe «cent erreurs et plus», notamment sur son enfance et ses origines sociales, qu'elle décrit comme un poil moins «nobles» que dans ses interviews. Dans cette missive citée par «Women's Wear Daily», quotidien américain de référence spécialisé dans la mode, Mrs Drake est présentée comme une affabulatrice. Lagerfeld porte plainte et demande l'interdiction du livre en France. Il est débouté le 15 janvier 2007 par la 17e chambre correctionnelle au motif que «l'ouvrage écrit par un auteur anglo-saxon et pour un public anglo-saxon ne porte pas atteinte à la vie privée du demandeur, homme éminemment public, qui s'est largement médiatisé». Il n'aurait été débouté, soulignent les conseils de M. Lagerfeld, dans une lettre qui nous a été adressée en octobre 2007, que parce que le livre n'avait pas vocation à être publié en France... Quelques mois plus tard, l'agent littéraire d'Alicia Drake fait le tour des maisons d'édition. Les rumeurs commencent: on murmure que personne ne veut prendre le risque de se fâcher avec le puissant Karl, directeur artistique de la maison Chanel. Alicia Drake affirme qu'elle a trouvé chez Denoël (maison du groupe Gallimard, l'un des derniers indépendants) un éditeur bilingue qui «l'a parfaitement accompagnée dans son travail. Sans jamais vouloir faire du livre autre chose que ce qu'il est».
L'essai décrit, avec ce soin maniaque du détail qui caractérise les journalistes anglo-saxons, une époque proprement extraordinaire. On aurait tort d'y chercher ce qui a pu provoquer l'ire de Karl. D'ailleurs, s'il y a un reproche à lui faire, c'est d'enfoncer le clou de cette enfance «enjolivée» pour coller à la légende façonnée par Lagerfeld le magnifique. D'autant qu'il s'agit de tout sauf d'une biographie de Karl. Son destin croise juste celui de Saint Laurent, génie blessé et autocrate fragile. Ce qu'Alicia Drake donne à voir, c'est le spectacle passionnant d'une décennie (et plus) où Karl, Yves, Warhol et Barthes se croisent sur la piste du Sept puis du Palace, sur fond de tubes de Donna Summer.
Le titre anglais «The Beautiful Fall» dit tout: «fall», c'est l'automne et la chute, c'est la décadence flamboyante, entre frasques sexuelles et références littéraires, salons mondains et shoots d'héroïne, dont parle Jacques de Bascher, figure centrale, compagnon de Karl et grand amour d'Yves. C'est aussi une histoire très française, une version disco de «la Comédie humaine», avec ses figures (Yves, Karl), ses mentors (Bergé), un Rastignac (Bascher), des muses (Loulou de la Falaise, Betty Catroux) et quelques parasites. L'Histoire est là: l'Algérie, Mai-68, la libération sexuelle et l'homosexualité qui s'affichent, mai 81, le sida. Ceux que les chiffons intéressent seront fascinés de découvrir la mode d'avant les groupes financiers et la globalisation. S'il est permis d'éprouver de la nostalgie, il faut constater que Lagerfeld, infatigable bosseur, apparaît pour ce qu'il est: le démiurge de la mode actuelle. Précurseur, il a montré comment vamper une marque, dompter l'air du temps, flirter avec les médias.
La sortie de «Beautiful People» suscite pourtant un malaise dans la mode. Les magazines hésitent entre le silence et la promo de «Karl Lagerfeld, un roi seul», un documentaire de Thierry Demaizière et d'Alban Teurlai opportunément diffusé le 3 octobre sur France 5 (à 20h 30). Ceux qui analysent sa colère réclament l'anonymat. Car il n'est pas tendance de fâcher l'homme le plus puissant de la mode. On craint d'être black-listé, de perdre, peut-être, des budgets publicitaires. Ce qui n'a jamais été le cas jusqu'à présent. «La vraie histoire, c'est moi qui l'écris! J'ai signé un contrat avec un éditeur américain. J'ai tous les documents. Vous serrez surpris», prévient, déjà, Lagerfeld.
Marie-Pierre Lannelongue
«Beautiful People. Saint Laurent, Lagerfeld: splendeurs et misères de la mode», par Alicia Drake, trad. de l'américain par Bernard Cohen et Odile Demange, Denoël, 570 p., 25 euros.
Source: «Le Nouvel Observateur» du 18 septembre 2008
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