mercredi 21 avril 2010

Le mariage à trois de Doilon, par les Inrocks !


Quel étrange et beau film. Le Mariage à trois, entre Marivaux, Musset et Tchekhov, est une comédie amoureuse où les portes claquent, où les gens se fâchent, sortent et rentrent, se caressent et se disent des mots crus, et met en scène un trio amoureux classique (la mari, la femme, l’amant). Unité de lieu (une maison de campagne), unité de temps (l’espace d’une journée), unité d’action (une comédie du remariage) : le nouveau film de Jacques Doillon présente d’abord tous les indices formels d’une comédie classique. Or Doillon ne va cesser de la tourner en modernité.
Tout débute par un rêve de hantise : celui, récurrent, que fait le personnage principal, Auguste (comme Strindberg, comme un clown aussi – interprété par Pascal Greggory). La femme qui l’a quitté et à laquelle il fut longtemps marié, Harriet (comme Andersson, l’actrice de Bergman – jouée par Julie Depardieu), lui rend visite dans ses rêves et le harcèle sexuellement. A chaque fois, il succombe.
Or justement, ce matin-là, dans la vraie vie, Auguste, qui est auteur de théâtre et vit retiré à la campagne, attend une visite bien particulière : celle de son metteur en scène (Louis-Do de Lencquesaing, vu notamment dans Le Père de mes enfants de Mia Hansen-Løve), venu accompagner les deux interprètes de sa nouvelle pièce, Harriet et Théo (Louis Garrel).
Ils aimeraient poser quelques questions au grand auteur sur un texte qui, semble-t-il, leur échappe parfois. Or Auguste a lui aussi un problème : il ne parvient pas à écrire la fin de la pièce. D’autre part, il est sans doute très intelligent (il comprend immédiatement qu’Harriet et Théo ont une aventure, même s’ils le dissimulent), mais c’est aussi un manipulateur et affabulateur de première, qui se met en tête qu’Harriet est venue avec Théo pour le faire souffrir lui.
Auguste le démiurge va trouver dans cet épisode sentimental et douloureux une nouvelle énergie créatrice qui va le pousser à tenter de renverser la situation, d’écrire le restant de la journée, de mener ses invités là où bon lui semble, de les pousser dans leurs derniers retranchements, de les forcer à formuler toute l’ignominie dont ils sont capables, afin de les et de se purger de toutes ces passions.
C’est donc une pièce en train de s’écrire qui se construit et se joue sous nos yeux, sans que l’auteur en connaisse la fin. Un peu comme Jacques Doillon a modifié et adapté le scénario du Mariage à trois au fur et à mesure du tournage…
Tout l’intérêt du film réside dans la similarité entre le récit fictif et la méthode qui l’a fait naître, mais aussi dans la résistance que ses “personnages” de chair et d’os, d’inconscient et d’âme, doués de libre arbitre, vont opposer à la volonté farouche et sadique du bel et fier Auguste, maître de cérémonie d’une folle journée qui va dépasser ses espérances, mais aussi le voir souffrir sous les coups ironiques et bien dosés de ses créatures rebelles.
Il y a du Rivette dans ce film-là (notamment à cause des liens entre le théâtre et la vie), du Rivette renoirien… Et donc du Renoir, celui de La Règle du jeu, de French Cancan et du Carrosse d’or, dans ce va-et-vient constant entre la vie et l’imaginaire, le trivial et l’élégance, le chaos et l’ordre que met l’art dans la confusion de l’existence.
Mais le film de Doillon présente aussi une autre séduction, plus inattendue. Car c’est un quatrième personnage, via le langage qui fait naître toute chose, qui va tirer son épingle du jeu alors qu’on ne l’attendait pas : l’étudiante en droit, Fanny (comme chez Pagnol – Agathe Bonitzer), qui vient chaque jour s’occuper du courrier de l’écrivain de théâtre.
Fanny, pour plaire à Auguste, va accepter à son tour de devenir actrice. Elle fera tourner les têtes et les cœurs mais succombera surtout au charme vénéneux d’Auguste.
Le trio amoureux accorde une place à une intruse dans son ballet trop réglé. Fanny, telle Eve Harrington dans All about Eve de Mankiewicz, va peu à peu prendre de l’importance dans le récit, le tourner vers d’autres cieux, l’infléchir et devenir le révélateur des sentiments des trois gugusses.
Le plus émouvant dans ce petit jeu amoureux étant peut-être que l’interprète de Fanny vit ce que vit son personnage. Auguste, Harriet, Théo sont trois comédiens (Auguste dit du moins l’avoir été), interprétés par des comédiens venus d’horizons différents (l’axe Rohmer-Chéreau pour Greggory), dont deux appartiennent à des familles d’artistes de renom (Depardieu et Garrel).
A la ville comme à la scène, Le Mariage à trois donne naissance à une jeune actrice : Agathe Bonitzer, vraiment étonnante et troublante dans ce rôle. Certes, on la connaissait déjà (on l’avait aperçue chez Christophe Honoré, chez son père Pascal, et vue surtout chez sa mère Sophie Fillières dans Un chat, un chat).
Mais Mariage à trois la fait changer de statut, la propulse sur le devant de la scène, sous le regard de ses “anciens”. Elle y brille déjà, montre toutes les facettes de son talent à venir, auquel l’ingénuité de la jeunesse donne un charme tout particulier.
Ce Mariage à trois a tout d’une intronisation. Qu’elle soit la bienvenue.

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