mardi 27 octobre 2009

Will Self, No smocking !


Attention peinture fraîche." C'est une maison victorienne dans le quartier de Stockwell, au sud de Londres. Un grand escogriffe vous ouvre la porte. Il s'appelle Will Self, mais la presse le présente plus volontiers comme le plus "féroce", "dérangeant", "iconoclaste", "déjanté", "provocateur", "immoral"... des écrivains anglais de sa génération.
C'est pourtant un homme tranquille qui vous accueille ce jour-là. En tout cas, la subversion est peu explicite dans ses premières phrases. "On fait des essais de peinture. Ce sera sans doute marron chocolat... Asseyez-vous... Vous fumez ?" Il allume une cigarette et, comme on fait remarquer que c'est tout de même un comble pour quelqu'un qui vient de signer un livre intitulé No Smoking, il précise : "Je fume peu, j'ai arrêté il y a sept ans..." Il ne revient pas sur l'époque où il fumait pour de bon, mais on la connaît : alcoolique à 15 ans, toxicomane à 19, cures de désintoxication... En 2000, il arrête tout ou presque : "L'évasion dans le roman est bien plus hallucinogène que le LSD ou la marijuana", dit-il en plaisantant à peine.
Justement, le personnage principal de son dernier roman vient d'arrêter, lui aussi. Tom Brodzinski n'était pas drogué, juste accro à la cigarette, mais, profitant de ses vacances sur une île avec femme et enfants, il vient de décider que celle-là serait la dernière. D'accord, il s'était déjà fait ce serment mille fois. Mais, aujourd'hui, c'est différent : sa cigarette est terminée - il n'en reste qu'un "croc de cendre pendouillant à une gencive mouchetée" -, il songe à la "profonde et primordiale impression de satiété apaisante" qu'elle lui a procurée. Puis, du balcon de l'appartement-hôtel loué pour l'occasion, il envoie distraitement son ultime mégot dans les airs...
Et c'est là que, suivant la courbe parfaite de ce résidu tabagique, tournoyant sur lui-même puis restant comme suspendu au zénith, éclate, tel un orage dans la touffeur des tropiques, toute la dérision burlesque de Will Self. Eh oui. Arrêter de fumer peut être dangereux, très dangereux. En l'espèce, ce dernier mégot va gravement nuire à la santé (mentale) de son personnage. Car, par malchance, il a atterri sur le crâne chauve du voisin du dessous, Reginal Lincoln, un Anglo-Saxon vieillissant dorloté par une jeune et sensuelle autochtone de la tribu des Tayswengos. De fil en aiguille, l'incident va se muer en affaire sérieuse, puis en cauchemar.
Ainsi commence No Smoking - le neuvième livre de Will Self après Mon idée du plaisir, Les Grands Singes, La Théorie quantitative de la démence... : par un incident idiot mais qui ne vous lâche pas. C'est un peu comme la peinture fraîche. On ne l'a pas vue venir, on ne s'est pas méfié, et voilà qu'elle vous colle aux doigts sans que vous puissiez vous en débarrasser. Alors que le jet du mégot devait assurer " son renouveau moral", faire de lui "un homme meilleur", Tom est accusé de meurtre, condamné par la mystérieuse tribu des Tayswengos, placé sous haute surveillance, et interdit de retour en Angleterre pendant que se poursuit interminablement l'instruction de son dossier criminel.
"La blessure d'entrée avait été mineure, une petite cloque de rien... mais la blessure de sortie, ô malheur ! Ô cette plaie béante, énorme, sanglante, que le mégot avait ouverte en se fragmentant pour partir en éclats, rejaillir sur ses enfants, sa femme, et causer de terribles dommages collatéraux", écrit Will Self page 70. A ce stade du roman, on songe naturellement au Procès de Kafka. A l'étau qui se resserre, aux interrogations sans réponse, à l'absurdité et à l'opacité de la "loi". Sauf que Tom B. n'est pas Joseph K. Il a beau tomber de Charybde en Scylla, il reste naïf, passif. Il agit "par défaut", "ne cesse de se résoudre, encore et encore". "Se résoudre et se dissoudre, écrit l'auteur, jusqu'au dessèchement final, tel le dernier pensionnaire d'un piège à cafards."
Mais au-delà du piège, Will Self explique que l'idée du livre lui est venue avec la guerre d'Irak. "Ce qui m'intéressait, c'était la façon dont les discours britannique et américain avilissaient les Irakiens. C'était tout un processus qui consistait à les mettre à distance pour en faire des "autres", c'est-à-dire en filigrane des "moins qu'humains". Or, dans le même temps - et c'est ça qui me fascinait -, on ne s'était jamais autant préoccupé, en Grande-Bretagne, d'expliquer le monde islamique et les enjeux de l'islam politique. Il m'a semblé qu'il y avait là un phénomène qui échappait à la stricte actualité. Qu'il s'y rejouait des choses que l'on avait pu connaître lors de la période coloniale ou, plus largement, que l'on observe à chaque fois qu'il se produit une confrontation entre l'Ouest et le Reste (ce que certains ici appellent le reste du monde !)."

Ambivalence constante
C'est pourquoi, en écrivant No Smoking, Will Self avait surtout en tête la longue nouvelle de Conrad, Au coeur des ténèbres, qui relate le voyage d'un jeune officier de marine marchande britannique remontant le cours d'un fleuve en Afrique noire. "Et puis, dit-il, j'aime l'ambiguïté de ce texte. Pour les uns, c'est une attaque contre le racisme et le colonialisme. Pour les autres, c'est au contraire l'histoire des Blancs dépravés par leurs contacts avec les indigènes."
Même ambivalence constante, même conclusion ouverte dans No Smoking. Au-delà de la critique post-colonialiste, et du "colonialisme post-11-Septembre", Will Self organise le carambolage des systèmes de croyances - celui de Tom et celui des Tayswengos -, en montre les limites absurdes et tire au passage sur une certaine morale de la bien-pensance.
Dans cette île jamais nommée mais qui, dit-il, "pourrait ressembler à l'Australie", Tom est aussi souvent humilié qu'humiliant. "Il fait figure d'archétype de l'Occidental, dit Will Self. Celui qui, à cause du tourisme de masse, est plein de bonnes intentions, mais qui, au fond, ne comprend rien, ne prend la mesure de rien." Pour Will Self, Tom Brodzinski est le modèle même du "kidult", ce mélange d'enfant et d'adulte qui fuit ses responsabilités. Un homme sans volonté ni libre arbitre, celui-là même pour qui, peut-être, on a inventé les réglementations antitabac.

limonde.fr

Aucun commentaire: